Covid19 : comment s’en sortir sans sortir, par la Fondation de la psychanalyse. Transcription de l’événement en ligne 19 décembre 2020
Introduction : la workation de confinement
La pandémie de Covid-19, comme la chose-en-soi, a déjà occupé sa place dans les champs des discours. Cela s’est produit comme un tournant vers une nouvelle aggravation de toutes les relations politiques, sans oublier une nouvelle vague de la migration numérique de masse. Les limitations des contacts tangibles nous obligent à explorer de nouveaux espaces et de nouvelles voies de sublimation, – tout en restant physiquement sur place. Les nouveaux nomades ne sont pas en galope sur un cheval, mais ont une chaise confortable. Nos relations sont maintenant beaucoup plus intégrées dans les médias et structurées par des logiciels.
Et sans exagérer, c’est un moment historique, comparable à la révolution industrielle. En termes du rapport avec le corps, les machines du côté « hard », des gadgets, peuvent changer l’organisme – au moins, la posture, les doigts, les yeux. Et c’est sans parler des gizmos, des lunettes virtuelles, des prothèses corporels. Du côté « soft », les logiciels changent inévitablement nos habitudes mentales, la perception du corps propre. En absorbant des éléments de langages de programmation, tous ces patchs et frameworks, on met en question la structure même de la pensée au sens d’une langue traditionnelle. Cependant, un changement global dans l’esthétique des relations humaines, n’est-ce aussi l’arrivée de la nouvelle éthique ?
Nous participons tous aux événements en ligne qui annoncent une démocratisation radicale du discours universitaire. Cependant, l’effet secondaire d’une telle liberté est le fait d’être dans un cocon numérique individuel, avec l’escalade inévitable du discours capitaliste pour chaque internaute. Est-ce plutôt mal ou bien ? Ici, il s’agit d’un processus très complexe au niveau des changements systémiques.
Mais à quel prix entre-t-on dans cette présomption nomade, sommes-nous déjà face à une nouvelle barbarie dans le monde après Covid ?
Quelle est l’essence principale de l’insatisfaction à l’égard de la culture ?
Dans la partie précédente du cycle économique, le refrain était l’appel à profiter de la globalisation, planifier à court terme, consommer et voyager beaucoup. En cours de l’avènement de la pandémie, l’agenda a radicalement basculé : il faut désormais vivre enfermé, économiser et limiter tous les contacts externes. Une telle adaptation était – et elle reste ! – une question très difficile, multiplié par la complexité de la crise de surproduction de contenu en ligne.
D’abord, les sujets ont dû se soumettre au court contexte, puis la période de suspension a duré plus d’un an. Par exemple, on peut parler de traumatismes dues à la panne de la vie habituelle, et des tentatives saisir ces bouts de Réel insaisissables qu’apporte le Covid. Le premier procès de la défense est la retrait, le clivage. De plus, il y a beaucoup de pression et de contrôle gouvernemental pour appliquer ces restrictions. Les gens s’adaptent, plus ou moins, – bien sûr, non sans difficultés.

Mais ce n’est pas ça qu’est le pire. Dès qu’un vaccin sera trouvé, l’attrait général du discours courant changera à nouveau vers son contraire : il faudra encore une fois surconsommer pour restaurer des secteurs entiers de l’économie. C’est comme un bout de métal durci – soit déchiré, – par un brusque changement des températures.
Pourtant, dans les versions de la réalité post-Covid, en plan de redémarrer le « brave new World », – la représentation du soi semble être plutôt perplexe. Je donnerai un exemple très approximatif, avec des ordres opposés – le fameux « double bind », par ce que constitue le paradigme d’avant Covid et d’avec Covid. Si le sujet accepte un tel clivage et régresse dans ce semblant de « down shifting », il lui sera difficile de se réadapter de nouveau à un rythme différent d’après Covid.
Après tout, la régression se réfère à la réduction de la complexité de la sublimation, à la simplification de l’activité culturelle vers « du pain et des jeux » de l’antique Rome, c'est-à-dire de « pizza et Netflix ». Et ce n'est pas encore l'option la plus pessimiste.
Car une rupture douloureuse pousse le sujet vers la réévaluation de soi-même, de son environnement, à la recherche du sens dans l’après-coup, – et souvent en vain. Dans ce cas, tout le traumatisme dû au confinement se referme autour d’un trou, augmenté de la jouissance mortifère, qui échappe à l’interprétation. Il faut noter aussi la résistance du discours lui-même. Et c’est là, que le principal malaise du Covid à l’égard de la culture, est en train de se jouer.
Question classification
On verra, si on va ensuite ajouter au système DSM une nouvelle entité, intitulée « trouble mentale due à Covid » – avec la reviviscence des souvenirs, le sentiment d’étrangeté, de déréalisation. On la décrit souvent comme le sentiment de ne pas être le maitre de son propre monde, un carnage psychologique « boulot-dodo-… » – maintenant même sans métro. On peut essayer d’esquisser le cercle des idées fixes, constitués des sentiments que le monde est devenu laid, infecté, menaçant. Outre le bouclage, c’est aussi l’appauvrissement du système de projections et d’introjections.
L’enjeu ici est de ne pas rester le prisonnier du son passée en tant qu’une mémoire rigide, structuré par un fantasme effrayant, et vis-à-vis à l’immensité de cette expérience.
En effet, la psychanalyse avait accumulé une profonde et large compréhension des traumatismes et des névroses d’après-guerre. On peut recourir ici, entre d’autres, vers
Une métaphore économique du procès kafkaïen
Comme Sigmund Freud le démontre déjà dès la première topique, dans son travail « Witz »[1] – « le trait d’esprit », les destins pulsionnels sont représentables des points de vue économique et dynamique, quand on parle de la répartition d’une énergie quantifiable d’ordre pulsionnel.
Et si on utilise la métaphore économique freudienne pour la représentation de la psyché… en tant qu’une entreprise ? Imaginez que le patron ne se jouit que des rapports optimistes, et il se met en colère, quand on envisage des problèmes. En conséquence, l’entropie s’accumule au point où le personnel commence à travailler pour un faux rapport en but de cacher les moindres insuffisances. Le processus de sacrifice de ressources à la jouissance, qui est au-delà du principe du plaisir, va jusqu’à la transformation en une organisation totalement perverse, et quasi non-productive s’il s’agit du Réel.

Paradoxalement, une crise peut contribuer à améliorer la santé du système en tant que point de radicalisation de la demande de la cure. La crise devient parfois la seule issue pour se rendre compte de l’ampleur d’une telle bureaucratie interne, de ce processus kafkaïen.
Donc, la crise systémique est par excellence une grave opportunité à ne pas manquer. D’ailleurs, on le sait bien théoriquement grâce à Edgar Morin [2]. La difficulté pratique ici est : ce qui se joue dans le trauma, c’est l’incapacité de symboliser le Réel traumatisant. Donc, la crise, au lieu de sauver de l’excès de l’entropie, mène au pire.
Jacques Lacan ajoute dans « L’instance de la lettre… », que ce soit à la relation de l’homme au signifiant que le sujet est capable d’entrevoir les changements dans sa propre vie [3]. Donc, la psychanalyse pourrait-elle être le principal moyen d’envisager les ruines en complexité, non seulement comme des pertes irréversibles – et cause de la mélancolie, mais aussi comme des opportunités surprenantes ?
Travailler : avec plaisir ou avec Ponos
Cependant, ne sont pas trop optimistes ceux, pour qui la crise se transforme en un tel phénomène de la mythologie grecque, comme Ponos – le travail importun. D’après Hésiode, Ponos est la Divinité de la peine et du dur labeur, il est le fils d’Éris – de la Discorde, ainsi que les autres Douleurs [4] personnifiés, nettement comparables aux chevaliers d’Apocalypse.
En ce sens, Ponos est aussi à l’opposé des exploits d’Héraclès : bien que ces deux types de travail soient déterminés par l’hypostase féminine vengeresse, les exploits mènent à l’individuation symbolique, tandis que le travail dénué de sens subjectif conduit à la peine et à l’oubli. D’ailleurs, dans la tragédie de Sénèque, l’Œdipe est accablé de Ponos dans son exil.

Donc, Ponos peut être opposé à l’Acté, aux heures du travail perçus comme restauration et plaisir, – soit au Technè, la fabrication, augmenté d’Epistémè, du savoir noble. Et on revient ici au concept du travail congénital.
Mais peut-être, que c’est aussi la question de se permettre vivre les cycles, qu’on perçoit dans la clinique du deuil, pour assurer le Trauerarbeit ?
La matière du changement et le Trauerarbeit
C’est aussi la question de métaboliser les obstacles, les faire maîtrisables. En cas, si on est sécurisé internement (ce que Mélanie Klein appelait « le bon objet interne »), le sujet est capable de subir les fatalités traumatisantes : en quelque sorte, comme une invitation à la bricolage créative de son projet personnel. Mais il ne s’agit surement pas de la reconstruction du passé au juste, comme dans le mythe du remboursement, car on est en face au monde qui change.
La matière même du changement, prise comme une constante dans le cycle de vie des épargnes, peut bien être un élément de style de vie. Et ce n’est pas trop fantastique. Par exemple, dans l’ancienne Sparte, avec le législateur Lycurgue, survivre les temps de la paix c’était plus difficile que survivre les temps de la guerre. Les occurrences cycliques des cataclysmes y servaient plutôt d’une recréation fascinante – parmi les entraînements ascétiques.
Avec des analysants, on parle maintenant plutôt d’une épreuve d’exploration – de « gamification », quand le stress fait partie indissociable de la jouissance de vivre. C’est ce que le mythe hindou décrit sous le nom de « Lila », qu’est dans une certaine mesure le but d’une danse spontanée divine. Et c’est ce que Wilfred Bion avait cherché à conceptualiser comme un changement mutuel d’éléments alpha et bêta, et l’expérience mystique « O » [5].
Pourtant, en termes de toute théorie, plus ou moins exotique, il est clair que les changements avec des réorganisations exigent du sujet de la clarté d’esprit, de la patience et du dynamisme intérieur. C’est la capacité de créer littéralement à partir de rien, de la »Matière première », et de changer de manière flexible les types d’activités. C’est le point de profiter de la récréation comme de la RE-création de son monde, mais avec de nouveaux tournants.
Mais si l’on veut vraiment raisonner en termes de traumatisme post-Covid, il serait plus juste d’affirmer, que le sujet en tant que tel subit un traumatisme constitutif, qui est l’existence du langage par rapport à l’objet du désir. Jacques Lacan a ici une approche très particulière aux sublimations et au sinthome, c’est la question de produire la dit-mansion d’existence subjective, dont j’espère que nous pourrons parler plus en détail lors de notre prochaine rencontre.
[1] Freud S. « Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten », Leipzig und Wien, 1905.
[2] Morin E. “La Nature de la nature (La Méthode)”, 1977.
[3] Lacan J. “L’instance de la lettre dans l’inconscient” (1958) – dans Écrits, Seuil, Paris, 1966 : « une révolution insaisissable mais radicale ».
[4] Hésiode. “La Théogonie”.
[5] Bion, W. R. (1962b). Learning from Experience, London: William Heinemann. [Reprinted London: Karnac Books,]. Reprinted in Seven Servants (1977e).